J’ai découvert Delgrès avec la sortie de la deuxième album « 4:00 maten » il y a quelques mois. Ça a été une claque monumentale. Ce soir ils étaient sur la scène du Grand Mix, chez moi. C’est là tout le challenge de ce site : arriver à retranscrire par les mots et les images un concert comme celui là. C’est pas gagné.
Delgrès (le groupe) c’est beaucoup de choses. C’est le projet emmené par Pascal Danaë, d’origine guadeloupéenne mais né en métropole : après avoir été accompagnateur sur scène ou en studio de gens aussi intéressants que Youssou N’Dour, Gilberto Gil, Souad Massi ou Peter Gabriel (promis j’étais même pas au courant avant d’aller voir la page wikipedia), il a fait partie du groupe Rivière Noire, victoire de la musique en 2015, puis il a voulu se lancer dans le blues, mais à sa sauce: en créole, et, chose trop rare dans le blues, en composant avec une conviction viscérale plutôt que dans une tradition du blues. Il parle de ceux qui voudraient être des citoyens à part entière mais qui sont en pratique des citoyens entièrement à part (elle est d’Aimé Césaire celle là, pas de moi, ça va…).
Et en plus, sur scène, Pascal a un charisme digne des plus grands ; j’ai déjà vu Robert Plant sur scène, je pèse mes mots.
C’est déjà un bon point de départ pour faire de la bonne musique. Mais Delgrès c’est aussi un batteur d’exception en la personne de Baptiste Brondy, membre du groupe Lo’Jo et batteur occasionnel pour M ou Jean Louis Aubert. Et Baptiste se fait plaisir, il occupe l’espace sonore, il cogne, il ornemente, il est la colonne vertébrale de Delgrès, son jeu est animal, technique sans être dans le démonstratif.
On a les ingrédients du bon power trio à l’ancienne, mais quid du bassiste ? Il n’y a pas de bassiste. Non, avec Delgrès, les textes sont en créole, et la basse vient d’en face des Antilles, de la bonne vieille Nouvelle Orléans : la basse est remplacée par un soubassophone, ou sousaphone. Un souba c’est l’énorme tuba qu’on trouve en queue de marching band à Nola, avec l’entonnoir proéminent au dessus de la tête du joueur pour porter un maximum le son. Chez Delgrès, c’est habituellement Rafgee qui donne du souffle, mais en ce moment il est remplacé par Paul Gélébart, et c’est excellent à voir sur scène, visuellement déjà, et aussi ressentir les vibrations du souba, ça se vit dans une salle de concert messieurs dames. Par contre je m’explique toujours pas comment on peut physiquement souffler pendant 2h là dedans.
Une dernière chose avant de commencer : Delgrès. D’où sort ce nom ? Il s’agit du colonel Louis Delgrès. Si vous vivez en métropole, pour faire un parallèle, il est aussi connu aux Antilles que le général de Gaulle ici. Il est mort en 1802, l’année où un certain Napoléon a eu la lumineuse idée de vouloir rétablir l’esclavage, aboli depuis 12 ans. Le colonel Delgrès a décidé d’entrer en résistance contre l’armée de Napoléon : à Basse-terre, l’armée de Napoléon prends le dessus sur les révolutionnaires, le colonel et ce qu’il reste de ses troupes s’est réfugié au fort de la ville, qui porte aujourd’hui son nom. Encerclés, et fidèles à leur noble devise « Vivre libre ou mourir », Delgrès et ses hommes se tuent avec leurs explosifs.
C’est en retrouvant la lettre d’affranchissement de son arrière arrière grand mère que Pascal Danaë a eu cette volonté de chanter en créole sur l’esclavage, au sens historique mais aussi sur l’esclavage moderne en parlant d’aliénation par le travail, de l’exclusion, de la séparation des familles.
Revenons au Grand Mix. La première partie est assurée par Dirty Primitives, un trio de rock minimaliste entre bruits et mélodies grassement hypnotiques. Une expérience à voir en live, même si je n’ai pas réussi à partir dans leurs voyages, excepté sur le dernier morceau.
A 20h30 c’est au tour de Delgrès. Le Grand Mix est bien rempli, moyenne d’âge France Inter. Il y a des mélomanes, des habitués, des connaisseurs, des curieux, avec cette ambiance propre au Grand Mix où la curiosité n’est jamais un défaut.
La scène est baignée de rouge sombre et le trio entre sans fioritures, et commence direct par un single de leur deuxième album, l’entêtant « Aléas ». On sent le groupe rôdé, sur les rails de la scène qu’ils ont ardemment pratiquée quand ils le pouvaient. Le son est au top, l’énergie brute est là, et d’entrée, le son de la batterie de Baptiste accroche.
On continue avec « 4 ed maten », chanson titre du deuxième album. Et là ça y est c’est parti. L’éclairage change, et on sent l’intensité de Pascal Danaë, avec quelle passion il délivre son texte et avec quel plaisir il occupe la scène. Avec ses lunettes noires, son béret Black Panthers et son sourire communicatif, la réputation scénique de Delgrès n’est pas galvaudée.
Ajoutons à cela une flopée de guitares électriques, une majorité de Danelectro (où du moins ça y ressemble) toutes accordées en open tuning car Pascal est un adepte du slide. Mais pas n’importe quel open tuning, pour les guitaristes, avouez que DADADD c’est pas commun…
Changement de guitare d’ailleurs pour Mo Jodi, issu du premier album et directement liés aux faits du colonel Delgrès évoqués plus haut, enchaîné avec « Respecte Nou » : même si l’on ne parle pas créole, on comprend assez bien le sens de la chanson.
Baptiste entame le troisième titre avec un riff de batterie, et si comme moi vous avez poncé le vinyl de « 4 ed maten », vous avez reconnu « Lasse mwen alle », un morceau énergique et rageux, avant de passer au break calme du concert avec deux superbes titres, et interprétés à la perfection par Pascal, ça sonnait encore mieux que sur l’album, plus passionné.
Il s’agit tout d’abord de « Ke Aw », là encore Pascal s’inspire de sa famille pour ce texte solennel mais superbe sur la douleur et l’incompréhension d’une mère face à la perte de son fils. Et c’est ensuite peut-être mon titre favori de Delgrès avec « La Penn », qui se paye le luxe d’être une chanson calme et d’avoir un riff de soubassophone / batterie terriblement entrainant. Cette fois on remonte dans le temps, à l’époque ou le port de la Rochelle prospérait avec l’esclavage.
Dans le port de la Rochelle, j’ai brisé mes chaînes
Dans le port de la Rochelle, j’ai brisé mes rêves
100 jours de mer et je ne sais plus très bien
100 jours de mer et je ne comprends plus rien
Ils jouent ensuite un autre superbe titre de « 4 ed maten » avec « Assez assez » et ses belles parties de slide. Un beau blues accessible, sur lequel Pascal nous invite à chanter et le public du Grand Mix a assuré. C’est ensuite le touchant « Se mo la », qui lui parle de ce qu’a vécu la sœur aînée de Pascal en arrivant en métropole en 1958, à l’âge de 10 ans, et qui n’a eu de cesse, de l’école jusqu’à sa retraite, de subir le racisme ordinaire.
La Grand Mix est une nouvelle fois mis à contribution avec « Sur la Route », plus calme, plus radiophonique et parfaitement adapté a de beaux moments de communion avec le public qui chante le refrain. SI c’est votre truc, sur le version 2CD de « Mo Jodi » ils ont enregistré une version avec Jean-Louis Aubert.
On repart bien vite au côté revendicatif de Delgrès avec « Lundi mardi mercredi », et à l’immanquable « Mr Président » où même si on ne parle pas créole, l’universalité de la musique et les assonances avec le français son suffisamment explicites pour chanter « goumé, goumé, goumé » tous ensemble.
Le temps passe extrêmement vite lorsqu’on vit un concert comme cela, et on est déjà au dernier morceau, relativement plus léger, où Pascal est en retard pour « L’Ecole », un riff bien blues, une slide joueuse, c’est pas un morceau pour terminer un concert ça Delgrés !
Ca tombe bien parce qu’ils reviennent pour les rappels, à commencer par « Vote 4 Me », un titre assez lucide sur les enjeux des élections présidentielles américaines. Je milite pour version en français pour le cirque qui s’annonce dans les mois à venir, z’en pensez quoi Delgrés ?
Pascal sort la stratocaster sur ce titre dont l’instrumentation diffère un peu du reste, c’est léger, mais c’est du second degré. Un morceau dont le clip est une petite merveille d’ailleurs.
On repart dans du blues, et du blues gras, à l’ancienne, dans un style très « Boogie Chillen » de John Lee Hooker. C’est « Lanme La » et ça groove, on sent que le groupe peut durer une demi heure comme ça. Et on s’en plaindrait pas.
Sur quoi pourraient-ils bien terminer ? Un petit Led Zep en créole ? Le pire c’est que ça marche…
Delgrès est LE groupe à voir et à entendre, sur CD, sur vinyle, même sur Spotify mais surtout, sur scène ! Si vous aimez le blues, les groupes qui mouillent leur chemise sur scène ou le rhum ou les 3, il faut les voir : on a la chance d’avoir un groupe français qui propose quelque chose qui sort des sentiers battus, tout en restant accessible, profitons-en.
Delgrés au Grand Mix : la set list
Aléas
4 ed maten
Mo Jodi
Respecte Nou
Lese Mwen Alé
Ke Aw
La Penn
Assez assez
Se Mo La
A La Fin
Vivre sur la route
Lundi Mardi Mercredi
Mr President
L’école
Rappels
Vote For Me
Lanme La
Medley Led Zeppelin
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